Cher Monsieur,
Je voulais aussitôt après la visite d’Albert, vous écrire pour vous dire combien je l’avais trouvé transformé, combien son courage, sa patience, son abnégation, le repliement sur soi-même d’une vie de réflexions, de solitude, de sacrifice, avaient fait épanouis en lui des qualités et des vertus que mon amitié avait depuis longtemps discernées mais qui ne se manifestaient peut être pas avec autant de force et de touchante simplicité dans l’agitation factice de la vie parisienne. Je suis sûr que maintenant les autres prennent mieux conscience de lui, précisément parce qu’il a pris conscience lui-même. Mais quelle tristesse de le voir repartir. Pour vous, pour sa mère, que je redoutais cette peine ! J’ai bien vécu en communion avec vous tous pendant cette permission si courte. Si je ne vous ai pas di tout cela plus tôt c’est que le jour, le seul jour, où Albert est venu me voir, il m’avait fait espérer, non seulement qu’il viendrait me dire au revoir, mais qu’il m’apporterait peut être dans cette visite, votre consentement à me louer la Villa Nahmias, de Cabourg. Il n’est pas revenu me voir. Au bout de quinze jours il a répondu à mes pressantes lettres que vous refusiez de me louer, mais que vous vouliez bien me laisser habiter sans loyer (ce qui est pour moi une forme magnifique et généreuse – mais la plus absolue de toutes, de refus de louer). Il le savait et que je n’ai même jamais habité la villa de mon frère à Louveciennes parce qu’il a refusé de me la louer. Je lui ai réécrit en lui disant qu’il savait que c’était me refuser et depuis il m’a encore écrit après un long intervalle sans rien changer à ses conditions inacceptables : « Vous pouvez habiter la villa mais mon père ne voudra jamais vous louer ». Puisque c’était cet espoir de la caution qui m’avait fait tarder à vous écrire sur cette transformation si à son avantage de votre jeune héros, je n’ai plus e raison de retarder ma lettre maintenant que je n’ai plus à craindre d’avoir l’air de chercher à vous influencer ; je vois que rien n’a pu modifier votre décision et d’ailleurs je ne jugerais même plus à partir si tard pour Cabourg, où, au contraire si j’y étais arrivé de bonne heure, je serais indéfiniment resté. Croyez bien d’ailleurs que j’apprécie la noblesse, la bonté, la délicatesse désintéressée de ce sentiment. Mais vous comprendrez aussi qu’il équivalait pour moi au plus irrévocable des refus. Je ne sais si Albert vous a dit tous les chagrins que cette guerre m’a apportés deux amis que j’aimais comme des frères, Bertrand de Fénélon et Robert d’Humières, tués de la façon la plus horrible ainsi que le petit Bénac, le fils du plus vieil ami de mes parents. Je n’ai pas une nuit sans larmes, je n’ouvre pas le journal sans un frisson. Tous ces chagrins me rendent bien indifférents et secondaires les ennuis et soucis matériels du genre de ceux dont je vous avais parlé à Cabourg. Avec quelle joie je donnerais le peu qui me reste si je pouvais retrouver fut-ce quelques jours le pauvre Bertrand de Fénélon ! Et puis si j’ai eu la joie de voir Albert bien portant, d’autres de mes amis, de mes parents, de mes plus proches, sont dans un état de santé qui m’inquiète et qui s’ils continuent à coucher sur l’herbe humide à la belle étoile tout l’hiver verront s’aggraver leur état. Je pense à vous tous constamment, si je ne craignais de vous déranger je serais très heureux un soir où je serais bien de vous voir, assister à votre dîner sans y prendre par car je ne dîne pas. Veuillez agréer cher Monsieur mes hommages de vifs attachements et mettre aux pieds de Madame Nahmias tous mes respects.
Marcel Proust
Post Lot Text
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