SOULAGES, Pierre (1919-2022)
Lettre autographe signée à Michel Butor. Sète, le 16 août 1972.
3 pp. in-folio (270 x 210 mm) et son brouillon d'1 page et demie, à l'encre noire. Pliures horizontales et verticales dues à l'envoi d'origine,

Fascinante lettre théorique de Soulages à Butor sur sa conception de la peinture, véritable manifeste d'une abstraction totale.

En apparence chalereuse, cette lettre fait pourtant suite à un conflit entre les deux hommes : dans le cadre d'un projet de livre consacré à l'artiste, Butor avait proposé des textes pour accompagner des dessins abstraits de Soulages, ce dernier s'opposant vivement à toute mise en regard du texte et de l'image. L'écrivain revient sur cet épisode : "En littérature, des textes comme les miens sont un moyen de regarder ce qui est derrière la peinture, derrière toutes sortes de choses... – et même ce que le peintre préférerait qu'on ne sache pas sur sa peinture." Il explique que "chaque morceau correspond[ait] très précisément à un dessin abstrait. Naturellement, on reconnaît immédiatement quel est le morceau de texte qui va avec le dessin : je me suis amusé à rendre ces dessins très figuratifs, de la façon la plus simple possible. Le peintre, lorsqu’il a lu ces textes, a été furieux, le livre qui devait se faire (un grand livre sur lui où mon texte devait paraître en liminaire) n'a pu l'être à cause de ça ; il a refusé qu'on mette le texte à côté de l'image, comme si le texte révélait quelque chose qu'il ne voulait à aucun prix avouer. Le voyage dans l'envers était trop fortement efficace !" (« Michel Butor au travail du texte », Entretiens 1956-1996, vol. II, p. 166)

Soulages commence par remercier l'écrivain pour l'envoi d'un exemplaire de L'Oeil des Saragasses, paru quelques semaines auparavant, et de textes sur ses propres oeuvres, qu'il vient de lire. S'il reconnaît aux textes une valeur intrinsèque : "Tels qu'ils sont, ainsi séparés des encres qui les ont inspirés, le plaisir que j'en ai est sans réserve", il manifeste clairement son refus d'illustrer textuellement ses dessins abstraits. Pour justifier ce choix, l'artiste développe sa vision de la peinture, prônant une abstraction totale et se défendant de toute volonté de figuration, fût-elle "accidentelle". Soulages n'admet pas que l'on puisse voir dans sa peinture des choses représentées indépendamment de la volonté de l'artiste : "ce qui fonde, pour moi, depuis toujours, la nécessité de ma peinture, (...) se situe hors de toute figuration accidentelle, et (...) naît des qualités physionomiques, concrètes, des formes peintes, de leur jeu complexe. Si l'on ne voit dans une peinture abstraite, que les figurations qui peuvent toujours venir se faire sur toute forme... Ce n'est pas la peinture que l'on voit." La peinture de Soulages ne vaut que par elle-même, sans besoin d'intermédiaire ou de texte visant à l'expliquer ou à la ramener à une forme de figuration. Ainsi, les textes de Butor ne peuvent servir de médiation pour comprendre les oeuvres de Soulages : "Rapprocher de ces encres vos textes si riches d'une vie qui leur est propre, donnant une interprétation qui occulte [le terme "contredit" est biffé] ce que je trouve et que certains ont trouvé dans mon travail. C'est sans doute là la faiblesse de la peinture (figurative ou abstraite), qu'on puisse n'y voir que des images".

Butor respectera la volonté du peintre, et ses textes seront publiés séparés des dessins sous le titre "La méditation explosée. 59 figurations et défigurations pour Pierre Soulages", dans le n° 17 des Cahiers du Chemin en 1973, puis repris dans Illustrations III.

A fascinating letter from Soulages to Michel Butor, offering a remarkable insight on his own work.

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