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TURGOT, Anne Robert Jacques Turgot, baron de l'Aulne, dit (1727-1781)
Manuscrits autographes préparatoires et copie autographe des discours en Sorbonne : Sur les avantages que l’établissement du christianisme a procurés au genre humain et Sur les progrès successifs de l’esprit humain [Paris, 1749-1750]

7 manuscrits, fragments et notes autographes préparatoires, au total 45 pp. à l’encre sur feuillets et bifeuillets de formats variés. Ecriture dense à très dense, nombreux passages barrés, corrections, annotations autographes, certaines de la main de l’abbé Bon (manuscrits 2 et 3). [Avec :] Copies autographes des deux discours, reliées en 1 vol. in-8 (236 x 184 mm) : [2 pp.] de titres, 52 pp. pour le premier discours et [2 pp.] de titres, 54 pp. pour le second discours, textes français et latin en regard (certains passages non traduits en latin). Reliure de l’époque : maroquin rouge, triple encadrement de filets dorés, hermines dorées, des armoiries de Turgot, en écoinçon, dos à nerfs titré à froid, caissons ornés de petits fers dorés. Emboitage moderne. Manuscrits préparatoires : Taches d’encre, quelques rousseurs et piqures, petites déchirures en marges de certains feuillets. Copies manuscrites : Rares rousseurs, reliure frottée et passée, accrocs et griffures avec atteinte au cuir sur les plats, mors frottés.

La genèse de la pensée de Turgot, alors étudiant en théologie : réflexions sur le christianisme, le progrès, l’esprit humain, mais aussi l’économie, la charité et le gouvernement.


Émouvant témoignage de la formation d’un homme politique, déjà soucieux du bien commun et pressentant la nécessité de lois plus justes, garantissant les droits et le bonheur du peuple français.

Dès l’âge de seize ans, Turgot commence l’étude de la théologie. Brillant élève, il obtient une dispense d’âge et devient bachelier la même année. En 1748, il entre au Séminaire de Saint-Sulpice, où il prend le nom de "abbé Turgot", avant de rejoindre la Sorbonne en 1749, dont il sera bientôt nommé prieur. Cette dignité n’était conférée qu’aux élèves les plus prometteurs : le prieur présidait aux réunions exceptionnelles et devait y prononcer des discours en latin.

Les manuscrits de cet ensemble documentent la rédaction des deux discours prononcés par Turgot en tant que prieur, pour ouvrir et clôturer les Sorbonniques, le 3 juillet et le 11 décembre 1750. Annonçant avant l’heure ses ambitions politiques, les oraisons de Turgot furent très remarquées. La version finale des deux discours, que Turgot a recopiés en français et en latin, correspond à la version reproduite par Schelle dans l’édition des Oeuvres complètes. Selon Schelle, « des copies très soignées des deux oraisons du prieur, avec le français en regard du latin, ont été distribuées à quelques personnes » (OC, I, p. 39). Il en recense seulement deux, dont la présente copie, qui provient directement des archives du château de Lantheuil.

L’année où Turgot prononce ces deux discours, il prend la décision de ne pas entrer dans les ordres et de se consacrer à une carrière politique. En 1752, il obtient le poste de substitut du Procureur général du Parlement, avant d’être nommé maître des requêtes en 1753. Ami de d’Alembert, Turgot écrit anonymement cinq articles pour l’Encyclopédie : Etymologie, Existence, Expansibilité, Foire et Fondations. Dès 1755, il accompagne Vincent de Gournay, intendant du commerce, dans ses tournées en Province, avant d’être lui-même nommé intendant de la généralité de Limoges en 1761. Durant treize ans, il s’attache à améliorer la situation de cette région surchargée d’impôts, et rédige plusieurs traités d’économie, comme son Avis sur l'assiette et la répartition de la taille ou les Réflexions sur la Formation des Richesses. En 1774, il est nommé contrôleur général des finances et impose des économies dans l’ensemble des ministères. En seulement deux ans, il réussit à réduire de façon considérable le déficit national, avant d’être contraint à présenter sa démission en mai 1776. Turgot se retire alors de la vie politique et s’éteint cinq ans plus tard, à l’âge de 53 ans.

Celui qui s’attachera durant toute sa carrière à assurer « les droits naturels des citoyens » ébauche déjà sa doctrine dans ces discours estudiantins, posant les bases de son pragmatisme politique, entre laisser-faire économique et interventionnisme étatique sur les questions sociales. Partant du postulat qu’ « il n’y a pas dans le monde de problème plus compliqué que celui du gouvernement et de l’établissement des loix » et que « le bonheur des hommes [dépend] beaucoup de la constitution des sociétés politiques », Turgot passe en revue différents modèles de société à travers l’Histoire afin d’en tirer des leçons. A la suite des philosophes empiristes qu’il a étudiés, notamment John Locke, il fonde ses idées sur l’expérience, selon les principes de David Hume : « dieu seul a des connaissances assez étendues pour suivre des principes, et tou[s] les hommes sont faits pour le tatonnement de l’expérience ».
Le jeune Turgot puise dans la nature la source de sa doctrine, annonçant le principe éthique qui guidera toutes les réformes menées par le politicien : pour lui, le rôle de l’Etat est de garantir les « droits naturels » de l’homme, puisque « la nature a donné à tous les hommes le droit d’être heureux ». Il convient donc de poser les bases d’un certain libéralisme, tout en maintenant des mesures d’intervention publiques : « des hommes trop bornés dans leur vues, trop petitement intéressés pouvoient-ils seuls faire usage des forces que la nature avoit données a chacun pour y parvenir, ne falloit-il pas qu’une puissance supérieure put les diriger dans le même chemin [?] »

Les brouillons montrent l’avancée de sa réflexion, mettant en lumière l’extrême diversité des sujets abordés : à travers le prisme de la religion puis du progrès, l’étudiant s’intéresse à la société dans son ensemble, à la nature humaine, aux passions, à l’idée du bonheur, aux affaires publiques, aux colonies et même aux impôts ! L’éloge du christianisme apparaît comme un prétexte pour égrainer des pensées bien plus vastes, tout en s’appuyant sur l’analyse de plusieurs peuples et civilisations à travers les âges : les Turcs, les Grecs, les Anglais, les Espagnols, Rome… Turgot observe ainsi dans l’Histoire de l’Europe des « peuples épuisés par les impôts », constat dont il se souviendra quand il demandera la non-augmentation des impôts dans ses Lettres sur la liberté du commerce des grains adressées à Louis XVI : « Point d'augmentation d'impôts, la raison en est dans la situation de vos peuples, et encore plus dans le coeur de Votre Majesté. »

Idéaliste, il croit en l’établissement d’une société juste, où règnerait une « harmonie entre la partie qui gouverne et la partie qui obéit », harmonie qu’il pense à la fois logique et indispensable : « les droits de la liberté ne se perdent pas dans l’immensité d’un peuple nombreux, chacun partage immédiatement les avantages de la société et ne peut trouver de plus grand intérêt à l’opprimer pour le compte d’un autre ». Turgot précise à ce titre sa conception de l’élaboration des lois, estimant que seul un cadre légal capable d’évoluer est à même de garantir les droits naturels de chacun : « Un grand inconvénient des loix systématiques c’est d’être ordinairement fixées, un génie qui regarde ses loix comme son ouvrage, en qui l’amour propre et l’amour du bien public confondus se fortifient l’un l’autre, veut assurer a ses loix une immortalité sur laquelle il fonde la sienne ; toutes les parties seront enchainées les unes aux autres, la religion, la constitution, la vie civile seront perpétuellement melées, entrelassées par mille noeux qu’il sera impossible de délier […] mais pour oser ainsi fermer la porte à toutes les réformes possibles, il faut croire avoir tout prévu, et pour cela il faut être fier ignorant. »

Si le premier discours entend démontrer l’utilité du christianisme, le propos dévie rapidement vers la démonstration d’une théorie des progrès successifs de l’esprit humain, qui sera développée et exposée dans le second discours. Ce dernier emprunte beaucoup aux Recherches sur les causes des Progrès et de la décadence des Sciences et des arts, notes prises au début de l'année 1749 (manuscrit 5) pour répondre à la question posée par l’académie de Soissons : « Quelles peuvent être dans tous les tems les causes de la décadence du gout dans les arts et dans les sciences. » C’est l’abbé Bon qui avait signalé ce concours à Turgot – les corrections des manuscrits 2 et 3 sont très probablement de sa main. L’étudiant envisagera finalement le sujet sous un angle plus large, sa réflexion servant de base au second discours en Sorbonne.


L’ensemble des manuscrits préparatoires est composé de :

1. Pensées pour le discours sur les avantages que le christianisme a procuré au monde.
8 pp. sur 2 bifeuillet in-8 (240 x 194 mm). Plusieurs passages barrés. Sous bifeuillet plié formant chemise, titré « Plan du discours sur les avantages que la Religion chrétienne a procuré au genre humain et pensées détachées pour ce discours »

2-3. Discours sur les avantages que l’établissement du Christianisme a procuré au Genre humain.
2 plans du discours. 7 pp. sur 2 bifeuillets in-8 (215 x 162 mm). Passages barrés, corrections, annotations en marge, certains traits et corrections de la main de l’abbé Bon selon G. Schelle, Oeuvres, I, p. 178 (« tout ceci a un air didactique » « je voudrais un autre mot », etc.)

4. Plan général du Discours sur les avantages que la Religion Chrétienne a procuré au genre humain.
5 pp. et 5 lignes sur 3 bifeuillets, chaque page séparée en deux colonnes, celle de gauche laissée vierge. Ecriture très dense et petite.

Les manuscrits 1 à 4 sous bifeuillet remplié formant chemise titré à l’encre « Religion – 2 plans de discours sur les avantages que la religion chrétienne a procuré au monde ».

5. Réflexions sur l’histoire des progrès de l’esprit humain. Recherches sur les causes des Progrès et de la décadence des Sciences et des arts. [début 1749]
20 pp. sur 5 bifeuillets et 2 feuillets in-8 (230 x 177 mm).

6-7. 2 fragments, sous bifeuillet formant chemise titré « 1754 Histoire du Jansénisme »
1 p. et 7 lignes sur un feuillet in-8, sur les Apôtres et la vertu chrétienne.
1 p. sur 1 feuillet in-8, sur le Jansénisme.

Les copies autographes des deux discours, en français et en latin, sont reliées en un volume de maroquin rouge aux armes de Turgot.

Provenance : l’auteur, archives du château de Lantheuil et par descendance aux propriétaires actuels.


The genesis of Turgot's thinking, when he was a theology student: reflections on Christianity, progress and the human spirit, as well as economics, charity and government. A moving account of the formation of a politician, already concerned with common good and eager to guarantee the rights and happiness of the French people. From the archive of Turgot's family castle, Château de Lantheuil.
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Le premier discours en Sorbonne : Sur les avantages que l’établissement du christianisme a procurés au genre humain (manuscrits 1 à 4)

La notion de progrès est mentionnée dès les premières lignes du brouillon de la préface au premier discours, où Turgot ébauche une idée de plan : « Plan historique. Commencer par exposer l’état du genre humain à la venue de JC. Chercher les causes de l’idolatrie de l’athéisme, de la corruption des moeurs parmi les payens (…) peindre la révolution de l’établissement du Christianime, en suivre les progrès, marquer les utilités par des faits intéressans jusqu’à nos jours ». Selon lui, le christianisme donne un fondement moral aux sociétés : avant lui, « l’amour de sa patrie etoit moins l’amour du bonheur de ses concitoyens qu’une haine commune pour les étrangers », tandis que la religion chrétienne « veut sans doute qu’on aime son Prince et sa patrie, mais les fondemens qu’elle donne a cet amour ne sont point les vains prestiges de l’imagination et du préjugé. La nature en est la source. La providence a répandu dans notre coeur une tendresse qui nous fait aimer tous les hommes. »

Pour Turgot, le christianisme exerce également une influence positive sur la légitimité des lois : « ce n’est pas seulement en facilitant les progrès de la législation […] que la religion chrétienne peut être utile aux sociétés, elle l’est encore plus parce qu’elle supplée à l’insuffisance des loix parce qu’elle leur donne une force qu’elles ne peuvent avoir dans elles-même ; les loix quelque force qui les appuie ne sont que des liens extérieurs pour les passions humaines, je crois voir une liqueur bouillante contenue dans un vase dont elle cherche à s’échapper de tous les cotés. La religion en agissant sur l’intérieur de l’homme, en le mettant sous les yeux d’un dieu qui voit tout, donne à ses vertus une solidité qui les soutient indépendamment des loix. »

Il s’inquiète du « nombre des impies [qui] augmente de jour en jour », alors même que la religion chrétienne a su triompher, « stable au milieu des plus terribles orages, devenue plus féconde par le sang des Martyrs, florissante parmi les buchers et les chevalets, triomphant enfin des préjugés du vulgaire, des sophismes des Philosophes, de la rage des persécuteurs et des passions des hommes, après s’être répandue comme un torrent qui surmonte et qui couvre les digues même qu’on lui oppose, dominante aujourd’huy sur les peuples entiers, embrassée, protégée par les Rois et placée en quelque sorte sur le throne avec eux ». Dans des notes non datées (manuscrit 6), Turgot s’extasie d’ailleurs devant la clairvoyance des Apôtres « qui ont réformé les idées du genre humain sur la divinité », et à qui le monde doit « les notions les plus pures de la morale et de la vertu et quelle morale ? quelle vertu ? d’une vertu dégagée de toutes les chimères inventées par le ridicule orgueil des Stoïciens, d’une vertu qui réside dans le coeur, d’une vertu aisée à pratiquer ; qui consiste dans l’observation de tous les devoirs, d’une vertu simple et sans faste d’une vertu douce et sans amertume, sans dureté, d’une vertu qui se fond toute entière dans la Charité… »

Le second discours en Sorbonne : Sur les progrès successifs de l’esprit humain (manuscrit 5)

Dès les premières lignes, Turgot établit que les causes du progrès humain « peuvent se réduire à 3 : l’état de la langue du Peuple où ils se sont faits ; la constitution du gouvern[ement], la paix, la guerre, les récompenses le génie des princes ; […] le hazard du génie Descartes Colomb Newton ». Il disserte sur l’évolution des langues, jusqu’à conclure : « Je crois que l’exemple de la langue grecque doit nous rassurer : depuis Homère jusqu’à la chute de Constantinople, c’est-à-dire pendant plus de deux mille ans elle n’a point changé sensiblement, on a toujours senti les beautés d’Homère et de Demosthenes. »

Revenant au thème de la décadence des sciences et des arts, il établit une distinction entre les arts mécaniques et les beaux-arts : « Les arts mécaniques subsistent donc, dans la chute des lettres et du gout, et s’ils subsistent ils se perfectionneront […] Il ne faut donc pas confondre les arts méchaniques avec le gout des arts, et avec les sciences spéculatives. Le gout peut se perdre par des causes, purement morales : un esprit de langueur, de molesse répandu dans une nation ; la pedanterie, le mépris des gens de lettres, la bizarrerie du gout des Princes, leur tyrannie peuvent le corrompre. » Turgot évoque la révolution de l'imprimerie : « L’invention de l’imprimerie a non seulement répandu la connaissance des livres anciens mais encore celle des arts modernes. Jusque là une infinité de pratiques admirables restées entre les mains des ouvriers n’excitoit point la curiosité des Philosophes, quand l’impression en eut facilité la communication on commença a les décrire pour l’utilité des ouvriers ; par là les gens de lettres connurent mille manoeuvres ingénieuses qu’ils ignoraient et ils se virent conduits a une infinité de singularités Physique, (…) ils commencèrent à mépriser les mots, et de la naquit le gout de la Physique expérimentale ou l’on n’aurait jamais pu faire de grands sans le secours des nouvelles inventions de la mécanique. »

L’existence de « génies » parmi les hommes le fascine ; il ne tarit pas d’éloge sur Newton, Leibniz ou Descartes, même s’il reproche à ce dernier un certain manque d’empirisme : « Descartes en secouant le joug de l’autorité des anciens ne s’est pas encore assés déffié de ses premières connaissances qu’il avoit reçues d’eux. On est étonné qu’un homme qui a osé douter de tout ce qu’il avoit connu, n’ait pas cherché a suivre les progrès de ses connoissances depuis les premières sensations. (…) Newton a tout à coup porté le flambeau de l’analyse jusque dans l’abime de l’infini. Leibnits genie vaste et conciliateur, voulut que ces ouvrages devinssent comme un centre ou se reuniraient toutes les connoissances humaines. » Enfin, Turgot se montre résolument optimiste sur l’avancée du progrès humain, selon lui inéluctable : « Il ne faut pas croire que dans ces tems de barbarie et d’obscurité qui succèdent quelques fois aux siècles les plus brillants l’esprit humain ne fasse aucun progrès. (…) Ce n’est point l’erreur qui s’oppose aux progrès de la vérité, ce ne sont point les guerres et les révolutions qui retardent les progrès du gouvernement, c’est la molesse (sic), l’entêtement, l’esprit de routine et tout ce qui porte à l’inaction. »

Bibliographie :

Oeuvres de Turgot et documents le concernant, biographie et notes de Gustave Schelle, Institut Coppet, 2018.
A. Clément, "La politique sociale de Turgot : entre libéralisme et interventionnisme", L'Actualité économique, vol. 81, n° 4, 2005, pp. 725-745.
F. Vergara, "Intervention et laisser-faire chez Turgot (Le rôle de l'État selon le droit naturel)", Cahiers d'économie Politique, vol. 54, n° 1, 2008, pp. 149-169.
J. Hecht, Matériaux inédits de Turgot (II-1) aux Archives du Château de Lantheuil. Quatre brouillons du premier « Discours » prononcé à la Sorbonne en 1750, Population, 31ᵉ année, n°2, 1976. p. 509.

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