Paris 54, rue Dombasle. Vaugirard
27 juillet 90
Mon cher Destrée,
Rassurez-vous, je vis encore, - pour embêter mes contemporains.
J’aurais dû vous écrire, il y a déjà longtemps. J’ai reçu votre bel article sur Vallès & sur moi, le jour même de mon mariage, 27 mai dernier. Un ami présent à cette solennité me l’apporta & vous fûtes ma première lecture. L’intellectualité de mon existence nouvelle fut inaugurée par vous.
Cette circonstance qui vous étonnera peut-être met entre nous quelque chose d’assez fort.
J’eus l’intention de vous écrire sur le champ, mais la nécessité de pousser avec vigueur un travail littéraire que j’achève à peine & dont l’importance pour moi est considérable, me fit ajourner cette lettre de semaine en semaine. Vous connaissez trop la vie pour attribuer ce retard à l’indifférence.
Hier, enfin, j’ai reçu l’article envoyé par vous-même & j’ai compris que je ne pouvais, sans goujatisme, différer encore.
Je suis habitué à des admirations tellement silencieuses & à des enthousiasmes si aphones, que votre étude m’a fort surpris & profondément touché.
Sans doute je ne puis m’étonner beaucoup d’être vomi par ceux de mes contemporains que j’ai si attentivement déféqués. Je me suis parfaitement habitué à cette idée de ne pas éblouir les cochons de lettres, qui m’auront épargné du moins cette douleur suprême de roter sur moi leurs ignominieuses louanges.
Mais qu’un écrivain distingué, se disant mon admirateur & mon ami, ose néanmoins écrire vingt pages brillantes & animées pour déclarer qu’il me considère comme un artiste puissant & comme un penseur, sans déplorer en même temps, que des dons si rares aient été départis à une si horrible crapule, - voilà ce qui me confond.
Je vous serre donc énergiquement la main, mon cher Destrée, & je vous félicite humblement. Vous avez la générosité de l’esprit, ce qui est plus rare que la générosité du cœur.
Votre étude est très remarquable. Depuis Barbey d’Aurevilly, c’est la première fois qu’on s’est avisé d’avoir du talent en parlant de moi ou plutôt d’avoir ce talent-là. Lorsque parut le Désespéré, Verheren écrivit dans l’Art moderne quelques phrases assez belles, mais il me ficelait dans son cœur avec Mirbeau & même… Benjamin Constant.
Ce fut amer.
Vous me comprenez, je crois, autant que puisse le faire un homme qui n’est pas chrétien. Mais pourquoi tant insister sur le pamphlétaire ? On a beaucoup dit que je l’étais.
C’est incontestable. Pourtant, je suis autre chose. Je crois même être surtout autre chose & c’est ce qu’on cache avec le plus grand soin. Vous ne le cachez pas, mon cher ami, mais cela m’attriste un peu d’être si souvent appelé par vous le pamphlétaire.
Enfin, vous avez vu clairement que j’aime le Pauvre & vous avez entrevu que j’aime Dieu à travers l’Histoire.
Vous l’avez dit généreusement & je vous en remercie du fond de l’âme. Dans la bouche de Marchenoir un remerciement n’a rien de banal, je vous prie de le croire.
Je tourne la page pour vous demander un service, pour vous charger d’une démarche ennuyeuse, peut-être impossible.
Je ne connais personne à Bruxelles qui puisse me renseigner sur un jeune homme qui m’intéresse beaucoup & qui a disparu de la façon la plus inexplicable. Il se nomme Henry Carton de Wiart & demeure ou demeurait chez son père 59, rue Bosquet à Bruxelles. Il m’écrivit il y a 3 mois, pour m’apprendre qu’il était sur le point de disparaître, de se cacher dans un lieu tel qu’aucune lettre ne pourrait plus l’atteindre & que, par conséquent, je devais attendre l’explication du mystère sans chercher à le pénétrer. Or, ce mystère absurde commence à m’exaspérer. Pouvez-vous me donner quelque lumière ? Consentiriez-vous, par exemple, à interroger son père qui ne me connaît pas du tout, mais qui ne saurait blâmer l’inquiétude de l’un des meilleurs amis de son fils ?
Vous me rendriez heureux, mon cher Destrée. Cependant ne vous gênez pas. S’il le faut je saurai attendre.
Je vais livrer à l’éditeur un volume nouveau dont le titre est assez bizarre : Christophe Colomb devant les Taureaux. Vous recevrez un des premiers exemplaires. N’oubliez pas de m’envoyer votre adresse.
Votre
Léon Bloy.
PS. Je suis brouillé depuis six mois avec Huysmans. Il voulait être mon tuteur & je ne voulais pas être son pupille. Voilà tout. Naturellement je suis un ingrat.
Est-ce votre imprimeur qui a tenu à écrire irrémédiable vortex, au lieu de : irréméable vortex qui est d’un latin sublime ?