Le style de ce portrait énigmatique le situe dans les années 1780, période pendant laquelle Gilbert Stuart (1755-1828) travaille en Angleterre et en Irlande, échappant à la violence de la Révolution américaine. Nous pouvons y retrouver l’influence de Thomas Gainsborough (1727-1788) et de George Romney (1734-1802), peintre à qui le Portrait d’Eleanor Gordon a longtemps été attribué. Ce n’est qu’en 1964 que Charles Merrill Mount (1928-1995), artiste lui-même et grand expert de l’œuvre de Stuart, restitue le tableau à l’artiste américain.
Connu avant tout pour ses portraits de George Washington (1732-1799) exécutés à la fin des années 1790, qui le présentent pour la première fois non pas comme un chef de guerre mais comme le premier président des États-Unis, Stuart devient très vite après son retour en Amérique le principal portraitiste de la côte est. Il exécute alors le portrait de Thomas Jefferson (1743-1826), principal contributeur à la Déclaration d'indépendance, de William Thornton (1759-1828), premier architecte du Capitole des États-Unis, et d'autres personnalités de l'administration de Jefferson.
Or, c’est en Écosse et en Angleterre que le peintre perfectionne le style qui va faire de lui le grand portraitiste américain. Il étudie d’abord avec l’Écossais Cosmo Alexander (1724-1772), portraitiste jacobite, avec qui il vit à Edimbourg entre 1771 et 1772, et puis avec son compatriote Benjamin West (1738-1820) à Londres entre 1777 et 1782.
Le portrait d’Eleanor Gordon est un des rares exemples des portraits de femmes qui datent de la période britannique de l’artiste. Il suit les préceptes de l’art du portrait européen de l’époque, qui veulent qu’un portrait incarne les rapports de l’individu avec la société. Ainsi Mademoiselle Gordon est représentée devant un paysage, la nature symbolisant la fécondité féminine, et elle tient dans ses mains une partition de musique qui nous évoque sa sensibilité raffinée.
Le musicologue Richard Burke suggère que la partition que le modèle tient est une gigue, parce qu’il manque la clef, l’armure et la mesure. Les notes marquées constituent un ritornello, qui fonctionne comme passage d’introduction et de conclusion.
Bien que l’inscription qui identifie le modèle semble être de la même date que le portrait et il qu’il n’existe pas de raison de douter de sa véracité, l’identité de la jeune femme est remise en question dans diverses publications. La suggestion la plus séduisante est celle de Carrie Rebora Barratt dans le catalogue du Metropolitan Museum (voir The Metropolitan Museum, 2004-2005, [cat. exp.], op. cit., p. 46), qui suggère qu’il pourrait s’agir en réalité d’un portrait de Charlotte Coates (1768-1845), contralto célèbre qui devient la femme de Stuart en 1786. L’argumentation de Rebora Barratt se base sur le style expérimental du portrait, au travail de pinceau quelque peu impressionniste, qui selon elle indique que Stuart connaîssait bien son sujet.